Eileen Gray : pionnière du design et de l’architecture moderne
Début du XXᵉ siècle, en Europe, c’est l’époque de l’audace, des avant-gardes, de la modernité triomphante. Tandis que les hommes dominent le monde de l’architecture et du design, une femme trace sa propre voie : Eileen Gray.
Esprit libre et résolument moderne, cette architecte et designer est également pionnière des mobiliers tubulaires, bien avant Marcel Breuer et Le Corbusier.
Arcadia lui consacre une exposition exceptionnelle dans son showroom du 17 septembre au 17 décembre 2025, en collaboration avec la marque ClassiCon.
Origines et formation d’Eileen Gray
Une jeunesse entre art et liberté
Eileen Gray naît en 1878 à Enniscorthy, en Irlande, dans une famille aristocratique. Son père, peintre écossais, l’initie au dessin et au goût du voyage, tandis que sa mère, Lady Eveleen Pounden, veille à lui offrir une éducation artistique et culturelle ouverte sur le monde.
Entre la campagne irlandaise et Londres, la jeune Eileen découvre très tôt les musées et les galeries qui façonneront son regard sur l’art.
Une formation artistique à Londres
En 1898, elle intègre la Slade School of Fine Art, prestigieuse école londonienne. Elle y apprend le dessin, la peinture, et fréquente les cercles d’artistes britanniques d’avant-garde. Ces années nourrissent son imaginaire et posent les bases de son approche pluridisciplinaire.
Découverte de Paris
Un premier séjour à Paris en 1902 la marque profondément. Séduite par l’effervescence artistique, elle s’y installe définitivement en 1907. Elle fréquente l’Académie Julian et l’Académie Colarossi, où elle perfectionne sa technique et amorce sa transition vers le design.
L’art de la laque : une signature unique
Installée dans son atelier parisien, Eileen Gray découvre la laque, une technique artisanale venue du Japon. Sa rencontre avec le maître laqueur Seizo Sugawara est déterminante : il lui enseigne la patience, la rigueur et la beauté des finitions parfaites. Gray y trouve un espace d’expression où tradition et modernité se rejoignent. Elle crée des paravents, des meubles et des panneaux d’une élégance rare, jouant sur les contrastes entre le noir profond, le rouge écarlate et les surfaces miroir.
Son travail attire rapidement l’attention du couturier Jacques Doucet, grand collectionneur d’art moderne, qui lui commande plusieurs pièces. Ces collaborations annoncent la naissance d’un style à la fois poétique, fonctionnel et avant-gardiste.
Les tapis : une nouvelle exploration artistique
Parallèlement à la laque, Eileen Gray s’intéresse au tissage. Avec son amie Evelyn Wyld, elle ouvre un atelier au 17 rue Visconti à Paris. Ensemble, elles créent des tapis aux motifs géométriques et abstraits, inspirés par l’art islamique et les textiles traditionnels.
Pour Gray, le tapis est plus qu’un accessoire : c’est un élément d’architecture intérieure, une “peinture au sol” qui structure l’espace et équilibre les volumes. Ses créations séduisent artistes, écrivains et mécènes, parmi lesquels Loïe Fuller et Romaine Brooks.
Parmi ses créations emblématiques de cette époque figurent le fauteuil Dragon et le canapé Pirogue, tous deux commandés par Jacques Doucet. . Après être passé entre les mains de collectionneurs privés, le fauteuil Dragon fut acquis par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. En 2009, lors de la vente Christie’s de leur collection, il atteignit le prix record de 21,9 millions d’euros, devenant le meuble du XXème siècle le plus cher jamais vendu aux enchères.
La galerie Jean Désert : un laboratoire de création
En 1922, Eileen Gray ouvre la galerie Jean Désert au 217 rue du Faubourg Saint-Honoré. Derrière ce nom masculin se cache une volonté de discrétion, mais aussi une stratégie pour être prise au sérieux dans un milieu dominé par les hommes.
La galerie devient un espace d’expérimentation : Gray y expose ses laques, tapis et meubles, utilisant de nouveaux matériaux comme le tube métallique chromé. Les lignes sont épurées, les formes fonctionnelles et les proportions parfaites.
Lors du 14ème Salon des Artisans Décorateurs de 1923, elle présente le «Boudoir de Monte-Carlo». L’installation jugée “trop moderne” par certains critiques, l’espace fascine pourtant l’avant-garde européenne. Ce projet assoit sa réputation internationale et révèle son approche visionnaire du design intérieur.
Jean Badovici : dialogue créatif
Vers 1921, Eileen Gray rencontre Jean Badovici, architecte et critique, rédacteur en chef de L’Architecture Vivante. Leur relation devient à la fois personnelle et intellectuelle.
Badovici l’encourage à penser au-delà du mobilier et à s’aventurer dans la conception de l’espace architectural. Ensemble, ils développent une réflexion où architecture et mobilier ne font qu’un. C’est dans ce contexte qu’elle conçoit des icônes du design moderne : la Table Adjustable E-1027 et le fauteuil Bibendum.
E-1027 : la maison manifeste du modernisme
Entre 1926 et 1929, Gray et Badovici conçoivent la villa E-1027 à Roquebrune-Cap-Martin, véritable manifeste de l’architecture moderniste.
Chaque élément est pensé pour répondre à la vie quotidienne : mobilier intégré, rangements dissimulés, tables escamotables, assises modulables. L’utilisation de matériaux nouveaux — tube métallique chromé, verre, laque, bois et liège — traduit une recherche d’équilibre entre modernité et confort.
Pour Eileen Gray, la maison est un organisme vivant, un espace à habiter et non à contempler. Cette vision humaniste la distingue profondément des autres figures du mouvement moderne.
Le Corbusier et l’affaire des fresques
Après l’achèvement de la villa E-1027 en 1929, La relation entre Eileen Gray et Jean Badovici se distend.
Ce dernier conserve la propriété et, en 1938-1939 invite Le Corbusier à séjourner à la villa E-1027. Fasciné par l’endroit, l’architecte y peint plusieurs fresques murales sans demander l’avis de Gray mais avec l’autorisation de Badovici, propriétaire de la villa.
Pour Eileen Gray, cette intervention est vécue comme une véritable intrusion : la villa, œuvre totale, perd selon elle son équilibre. Cet épisode symbolise les tensions entre appropriation et respect de la création dans l’histoire du modernisme.

Tempe à Pailla et Lou Pérou : l’épure méditerranéenne
En 1934, Eileen Gray conçoit Tempe à Pailla, sa maison de Castellar. Plus intime qu’E-1027, elle y expérimente un mode de vie simple, fonctionnel et modulable.
Quelques années plus tard, elle acquiert Lou Pérou, une bastide à Saint-Tropez, où elle applique les mêmes principes d’harmonie entre architecture et environnement. Ces deux lieux deviennent ses laboratoires personnels, où elle poursuit ses recherches sur la fluidité de l’espace et la lumière naturelle.
L’après-guerre et la reconnaissance tardive
Après la Seconde Guerre mondiale, Eileen Gray mène une vie discrète. Elle continue à dessiner, à photographier, à perfectionner ses créations pour son usage personnel. Son nom tombe un temps dans l’oubli, jusqu’à ce qu’une rétrospective au Musée des Arts Décoratifs de Paris en 1973 révèle au grand public l’ampleur de son œuvre.
Ses pièces — la Table Adjustable, le Day Bed, le fauteuil Bibendum — deviennent alors des icônes du design du XXᵉ siècle, rééditées par les plus grandes maisons. Eileen Gray s’éteint à Paris en 1976, à l’âge de 98 ans, laissant derrière elle un héritage remarquable et intemporel.
Héritage et influence d’Eileen Gray
Aujourd’hui, Eileen Gray est reconnue comme l’une des figures fondatrices du design moderne. Son travail, à la croisée de l’artisanat et de l’industrie, du raffinement et de la rigueur, a profondément influencé l’architecture contemporaine. Son indépendance, sa sensibilité à la lumière, son approche du confort et de la modularité continuent d’inspirer les designers du monde entier.




















